Un combat entre un ours blessé et un prince nommé Louis

« La légende est une image transfigurée de l’histoire »
(S. de Madariaga).


Cet article fut publié dans la Gazette de l’Ours, No. 50, 13 août 2000 : Remercions nos aïeux de nous avoir transmis la légende de l’ours de Malatra, car malgré ses nombreuses lacunes, c’est elle qui nous rassemble aujourd’hui et qui nous permet de rechercher la véritable origine de nos ancêtres De Bouillanne et De Richaud. Cette légende est le vecteur par lequel nous gardons le souvenir d’un événement lointain et qui se « perd dans la nuit des temps » (1) Soyons-en fiers car « l’histoire de nos deux familles est assez édifiante pour avoir donné naissance à une légende » (2), ce qui n’est pas peu dire.

Mais comme toute tradition orale, celle-ci est formée d’éléments composites que nous devons replacer dans leur contexte historique et temporel.

Judith, dans la Chronique des Guelfes (1190), abbaye de Weingarten.

Il est de plus en plus clair que nos « deux héros » n’ont pu sauver le futur roi Louis XI d’un ours régicide, « en tout cas, on a peine à imaginer aujourd’hui, que le fils du roi de France et son héritier ait pu se trouver isolé au cours d’une partie de chasse conduite dans un lieu sauvage et dangereux ». (3) La légende du dauphin s’est certainement imposée à nous lorsque le Valentinois et le Diois furent annexés au Dauphiné vers les années 1419 et 1426. Avant cette date, ces deux comtés faisaient partie du Marquisat de Provence et furent successivement l’apanage des comtes de Toulouse et des comtes de Poitiers.

Alléguant que le plus ancien document que nous ayons et qui relate la présence d’un dénommé Umberto de Bollana est une charte du Cartulaire de Léoncel datant du 21 septembre 1245, nous avons identifié un peu hâtivement le grand personnage de la forêt d’Ambel à Guigues VI ou à son fils Guigues VII, dauphin du Viennois. Pour ma part, je crois plutôt qu’il y eut confusion entre le dauphin Louis II, fils de Charles VII et son  homonyme Louis II, fils de Charles le Chauve.

En effet, à la mort de ce dernier en 877, une révolte éclata dans tout le royaume carolingien qui mit en péril l’accession au trône de Louis le Bègue. Le foyer de cette rébellion se situait aux confins de la Septimanie et elle était dirigée par un des hommes les plus importants de son époque : Bernard II Plantevelue, marquis de Gothie. Mais pour bien comprendre les mobiles qui poussèrent ce marquis à la révolte, nous devons reculer plus loin dans le temps et retrouver le germe de la vengeance que lui insuffla les injustices subies par ses ancêtres au cours des âges.

Dans « Histoires d’amour de l’histoire de France », (4) Guy Breton nous fait une révélation bien étonnante. Il nous apprend, contrairement à tout ce qu’on peut lire dans les manuels d’histoire, que Louis II le Bègue est ni plus ni moins que le cousin bâtard de Bernard II Plantevelue ! À peine cinq mois après le décès de l’impératrice Ermengarde, Louis le Pieux épousa sa maîtresse, l’israélite Judith, fille du comte bavarois Welf. L’empereur ne se doutait point que sa jeune épouse était aussi la maîtresse de son meilleur ami, Bernard de Septimanie, le propre grand-père de notre insurgé.

Or un jour, elle sentit « tressaillir dans son sein le fruit de ses amours coupables » (5) et, en 820, elle mit au monde un gros garçon qui fut baptisé Charles ; le futur Charles le Chauve. (6)

Neuf ans plus tard, de graves accusation commençaient à circuler à l’encontre de Judith et en 833 l’empereur eut à subir la pire des humiliations.

Le 30 juin fut la tragédie du Champ du Mensonge (près de Colmar) : le souverain se rendit à son fils Lothaire. Il fut enfermé à Saint-Médard de Soissons et se prépara à comparaître en pénitent devant un tribunal présidé par Ebbon, archevêque de Reims. « Dominés par la forte personnalité d’Agobard, les évêques, après avoir obtenu de l’empereur une confession écrite préparée à l’avance et l’aveu de son abdication, prononçaient sa déchéance et le réduisaient au régime de captivité imposé aux pécheurs publics. De ce fait, Lothaire devenait légitimement empereur en vertu de l’acte de 817 ». (7)

Louis le Pieux doit s'humilier dans une église de Soissons, en habits de pénitent.
Louis le Pieux doit s’humilier dans une église de Soissons, en habits de pénitent.

Louis le Pieux fut plus tard réhabilité, mais le mal était fait. Portées par le haut Clergé de l’époque, ces accusations d’adultère sont difficilement réfutables et un jour, comme il se devait, Charles apprit qu’il n’était pas le fils de l’empereur. Fou de rage, il fit arrêter son père naturel, le fit juger par ses pairs et condamner à être décapité pour crime de rébellion et pour excès de pouvoir. Bernard de Septimanie mourut assassiné en 844.

Cela aurait pu suffire à ce que Bernard II Plantevelue veuille se venger de Charles le Chauve mais non content d’avoir fait assassiner son grand-père, ce dernier fit exécuter l’oncle et le père du marquis de Gothie, eux aussi pour crime de rébellion. Cette fois la coupe était pleine. Notre héros décida de soulever le Languedoc et de faire la guerre à celui qu’il considérait comme un bâtard et un usurpateur. Ne devenait-il pas le prétendant légitime en tant que descendant direct de Dagobert II et de son épouse Gisèle de Rhedae, nièce du roi Wisigoth Wamba ? (8) C’est ce que l’histoire semble vouloir nous faire comprendre.

Wilfred le Velu
Wilfred le Velu

Il rassembla donc autour de lui les grands du royaume dont plusieurs membres de sa famille. On retrouvait parmi les conjurés son frère Emenon, ses oncles maternels Goslin et Gosfrid, ainsi que ses cousins Wilfred le Velu et Miron son frère. Un autre personnage pour le moins nimbé de mystère participa à cette insurrection. Les chroniques du temps le désignent sous le nom de Ursus, vicomte de Nîmes et les « Dossiers secrets d’Henri Lobineau » (9) le font descendre de Bera II, comte de Razès, lui-même descendant du roi mérovingien par Guilhem de Gellone. (10) Ursus était donc le cousin germain du marquis de Gothie.

Charles le Chauve rendit l’âme en 877, laissant à son fils la conduite du royaume. Comme la conjuration lui faisait appréhender de n’être pas généralement reconnu pour son successeur, et qu’il voulait s’attacher ceux qui étaient demeurés fidèles, il disposa en leur faveur de divers fiefs et de plusieurs dignités vacantes, ce qui n’était pas pour calmer les ardeurs des insurgés qui se plaignirent hautement que cette disposition faisait préjudice aux héritiers de ceux qui les avaient occupés auparavant. Ils refusèrent, sous ce prétexte, de reconnaître le roi et de lui obéir.

Louis fut informé de ce refus à Compiègne où il s’était rendu. Il apprit en même temps que l’impératrice Richilde, sa belle-mère et sœur du duc Boson, était d’intelligence avec les conjurés qui s’étaient avancés jusqu’à Avenay en Champagne après avoir ravagé diverses provinces dans leur marche. Louis écrivit à Hincmar, archevêque de Reims, pour lui demander conseil. Ce prélat lui répondit par une longue lettre dans laquelle il lui conseille d’envoyer incessamment des députés au duc Boson, à Bernard comte d’Auvergne, à Bernard marquis de Gothie et aux autres conjurés, pour leur proposer de choisir un lieu commode pour une diète générale, où l’on tâcherait de les satisfaire sur leurs griefs, et où l’on prendrait ses moyens convenables pour pacifier le royaume et faire observer exactement les articles qui avaient été arrêtés dans l’assemblée de Kiersi.

Hincmar écrivit en même temps à l’abbé Goslin, Chancelier de France, l’un des chefs de la révolte et oncle de Bernard marquis de Gothie, pour l’exhorter à se reconnaître et à faire rentrer ce seigneur dans son devoir, aussi bien que Gosfrid, comte du Maine, son frère, qui était aussi du nombre des conjurés. Mais tous les soins qu’il se donna auprès de Goslin furent inutiles. Il paraît qu’il fut plus heureux à l’égard d’une partie des rebelles qui, s’étant assemblés en un lieu appelé Mont de Vitmar, envoyèrent faire des propositions de paix à Louis. Ce prince les écouta volontiers et après quelques négociations, la plupart prirent le parti de se rendre à Compiègne avec l’impératrice Richilde, qui remit au roi les ornements royaux avec l’acte par lequel l’empereur Charles le Chauve, son père, avait disposé avant sa mort de tous ses États en sa faveur.

Louis_II_le_Bègue_recevant_les_RegaliaLouis ayant promis solennellement à tous les grands du royaume, tant ecclésiastiques que séculiers, de les maintenir dans leurs honneurs, dignités et privilèges, fut couronné dans le même palais de Compiègne, le 8 décembre 877, par Hincmar, archevêque de Reims. Mais le marquis de Gothie ne pouvait se résigner et se soumettre à cet homme qu’il considérait comme son propre vassal. Animé parc l’esprit de vengeance il persista dans sa révolte afin de chasser l’usurpateur et de rétablir sa dynastie sur le trône de ses ancêtres.

Peu de temps après la paix de Boson, il se saisit de Bourges, défendit l’entrée de la ville à Frotaire, qui en était alors archevêque et usurpa les biens de l’église, exigeant de ses vassaux un serment de fidélité contraire à celui qu’il devait lui-même à son roi. Après avoir engagé dans son partie Emenon, son oncle paternel, Gosfrid, son oncle maternel et les fils de ce dernier, Bernard commit divers ravages dans le Berry et entraîna dans sa révolte toute la Septimanie.

Cette province fut exposée d’un autre côté aux brigandages de Miron, comte de Roussillon, et de Wilfred son frère, qui abandonna le cloître où il avait embrassé la profession monastique et reçut le diaconat. Ces deux seigneurs s’emparèrent, soit par adresse, soit par force, de toutes les places fortes ; ils en chassèrent la plupart des ministres des autels, leur substituèrent des personnes indignes et disposèrent à leur gré de tous les bénéfices ecclésiastiques. Lindoin, vicomte de Narbonne qui s’était associé à eux, ne causa guère moins de maux dans le diocèse de cette ville ; il bannit les curés et les prêtres de leurs églises, et usant d’un pouvoir despotique, il donna leurs bénéfices aux créatures de Miron.

Pour comble de malheur, les officiers du marquis de Gothie, sous prétexte de s’opposer aux entreprises de ce comte et de ses complices, achevèrent de ruiner le pays, en sorte que la province fut réduite à la dernière désolation.

Ce fut sans doute durant le séjour que le pape Jean VIII fit à Arles, qu’informé des violences que Miron, Wilfred, son frère et Lindoin, vicomte de Narbonne, exerçaient dans la Septimanie, il écrivit une lettre dans laquelle il menace le premier de l’excommunier s’il ne répare incessamment les maux qu’il avait causés et lui ordonne de se rendre à Lyon pour présenter ensuite au concile général qu’il avait dessein de tenir, et y rendre compte de sa conduite. Quant à Wilfred, il lui enjoint de rentrer au plus tôt dans son monastère pour y expier par la pénitence ses fautes passées, à moins que, sûr de son innocence, il ne voulût se trouver au concile pour s’y purger des crimes dont il était accusé. Il lui déclare enfin qu’en cas de désobéissance, il ne pourrait s’empêcher de l’excommunier.

Il y a lieu de croire que Miron, Wilfred et Lindoin firent des réflexions salutaires sur la lettre qu’ils avaient reçue du pape et qu’ils tinrent une conduite plus sage. Il ne paraît pas qu’ils aient été excommuniés, ni même menacés d’excommunication. Nous voyons au contraire que Miron conserva encore longtemps après le comté de Roussillon.

Le pape se rendit quelques temps après à Lyon où il écrivit au roi Louis le Bègue pour le prier de lui assigner une ville où ils puissent conférer ensemble. Le roi le fit prier de se rendre à Troyes, où il espérait aller le rejoindre dans peu. Alors Jean VIII convoqua dans cette ville, pour le 1er août 878, un concile national de tout le royaume et écrivit une lettre paternelle à Bernard, pour l’engager à réparer les maux qu’il avait faits à Frotaire et à l’église de Bourges dont il déclare qu’il ne peut se dispenser de prendre la défense.

La marquis tâcha d’excuser sa conduite, et répondit au pape qu’il ne s’était emparé de la ville de Bourges que pour prévenir le dessein qu’avait Frotaire de la livrer aux ennemis du roi. Mais ce n’était qu’un vain prétexte et le pape, persuadé de l’innocence de l’archevêque, écrivit une seconde fois à Bernard pour le sommer de se rendre au concile pour y être jugé tant par l’autorité des canons et des lois civiles que par celle du roi qui devait s’y rendre incessamment. Ayant refusé de comparaître, quoique cité deux fois par le pape et une fois par le roi, on prononça contre lui une sentence d’excommunication, comme atteint et convaincu d’avoir usurpé les biens de diverses églises, et en particulier celle de Bourges, d’en avoir chassé l’archevêque Frotaire et d’être rebelle au roi.

Autun

Abandonné de tous, Bernard II Plantevelue rassembla ses derniers partisans et alla se réfugier dans le comté d’Autun, d’où il mit tout le pays à contribution. Sa fin approchait inexorablement.

Pendant ce temps, à l’exemple de Pépin le Bref qui se fit sacrer à deux reprises sous les pontificats de Zacharie (751) et de Étienne II (754), Jean VIII profita de son séjour à Troyes pour couronner Louis le Bègue, le 7 septembre 878. Non seulement ce geste consistait à affermir le pouvoir du roi, mais il avait pour but de l’innocenter des accusations portées contre son aïeul quarante-cinq ans auparavant. Désormais, Louis II pouvait régner en toute légitimité.

Il ne restait qu’à réprimer définitivement la révolte de Bernard et, résolu de le réduire à néant, Louis II fit marcher contre lui toute son armée sous les ordres de Louis, son fils aîné, de Bernard, comte d’Auvergne et nouveau marquis de Gothie, d’Hugues l’abbé, marquis d’Outre-Seine, de Boson duc de Provence, et Thierry, beau père du vicomte de Nîmes. Ursus lui-même participa très certainement à ce combat ; le contraire serait des plus douteux.

L’armée de Bourgogne finissait de remettre le comté d’Autun sous l’obéissance du roi Louis le Bègue, lorsqu’elle apprit la mort de ce dernier, survenue le 10 avril 879. Six mois plus tard, Boson convoqua une assemblée à Mantaille, lieu situé à une demi-lieue du bord oriental du Rhône, entre Vienne et Valence, et se fit élire et couronner roi de Bourgogne-Provence. (11) Ainsi prenait fin un autre chapitre de l’histoire de France.

Il me plaît de croire que le nouveau roi remit à Ursus la seigneurie de Bollanicis, ville frontière d’où ses fils engendreraient une longue descendance qui, de siècle en siècle, garderait le vague souvenir d’un combat entre un ours blessé et un prince nommé Louis.

Ainsi naissent les légendes ….


NOTES DE RÉFÉRENCE :

  1. M. Ulysse de Richaud, Chevalier de l’Ordre des Palmes Académiques.
  2. Robert Hugonnard, Pour en finir avec Louis XI, in : la Gazette de l’ours, No. 28, nov. 1994, p.2.
  3. Michel Wullschleger, Bouillanne et Richaud : légende et histoire, Op. cit., p. 7.
  4. Guy Breton, Histoires d’amour de l’histoire de France, Tome 1, éd. Noir et Blanc, Paris 1955.
  5. Thégan, Vie et gestes de Louis le Débonnaire.
  6. Guy Breton souligne bien que Charles le Chauve naquit en 820 et non en 823, “comme l’indiquent, par erreur, tous les manuels d’histoire de France” (Op. cit., p. 53, No. 1).
  7. Jean Décarreaux, Moines et Monastères à l’époque de Charlemagne, Librairie Jules Tallendier, Paris 1980.
  8. NdA : J’expliquerai l’hypothèse de la survivance mérovingienne lors d’un prochain article.
  9. Les dossiers secrets d’Henri Lobineau, Bibliothèque nationale de France, 4• Lm249, pl. No. 2.
  10. Louis Fédié, Rhedae, la cité des chariots, réédition partielle de l’ouvrage paru en 1880, éd. Association Terre de Rhedae, Quillan 1994.
  11. Cf.: Dom Devic et Dom Vaissete, Histoire générale de Languedoc, Édouard Privat, Libraire – Éditeur, Toulouse 1872, tomes 2 et 3.

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Suzanne Goedike
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