Assemblée commémorative des états généraux du Dauphiné en 1788 — Rapports de Paul Boyer de Bouillane, le 11 novembre 1888 à Romans

Dans mon article précédent, j'ai retranscrit deux longs articles qui sont parus dans le quotidien Le Gaulois du 11 novembre 1888 relatant l'assemblée commémorative des états généraux du Dauphiné de 1788 à laquelle participait mon cousin très éloigné, Paul Boyer de Bouillane. Cette réunion se tint le dimanche 11 novembre 1888 à Romans, en France. Je retranscris maintenant les Rapports de M. Boyer de Bouillane qui furent publiés à la page 78 du « Compte-rendu & procès-verbaux » de 1889.[1] Le magistrat était alors chargé des rapports relatifs à l'Assistance publique, à la Famille et aux Mœurs et à l'Enseignement.

À la lecture de ces rapports, nous constatons la vision et la lucidité de mon cousin Paul Boyer de Bouillane, qui entrevoyait déjà les problèmes occasionnés par l'implantation du socialisme, conduisant aux problèmes socio-politiques que nous connaissons de nos jours.

RAPPORT DE M. BOYER DE BOUILLANE

Messieurs,

Au nom de votre première Commission, j’ai l’honneur de vous soumettre le rapport suivant :

I. Assistance publique

Paul Boyer de Bouillane
Paul Boyer de Bouillane

L’assistance publique doit avoir pour base la charité chrétienne ; elle ne saurait s’inspirer des maximes socialistes, qui méconnaissent ensemble le droit de propriété et les nécessités sociales. Les libéralités au profit des institutions de bienfaisance peuvent être l’objet d’un certain contrôle de la part des pouvoirs publics, mais ceux-ci ne doivent pas altérer les dispositions bienfaisantes et méconnaître les conditions d’une libéralité, quand elles ne portent atteinte ni à l’ordre public, ni aux bonnes mœurs.

Ainsi, il ne doit pas être permis, quand un testateur a légué une partie de son patrimoine à une personne déterminée, pour être, par elle, distribuée aux pauvres qu’elle visitera, de décider que le bureau de bienfaisance recevra le montant de ce legs et le distribuera à sa fantaisie. La confiance s’inspire, elle ne se commande pas. Le patrimoine des pauvres, créé par la charité, doit être administré par la charité ; il ne doit profiter qu’aux pauvres.

L’expérience démontre que les distributions de secours, effectuées par des employés rétribués, sont extrêmement onéreuses au préjudice des malheureux, et sont faites sans discernement et sans cœur. De plus, il arrive trop fréquemment que les mercenaires succombent à la tentation de détourner, pour leurs propres besoins, une partie des objets ou des fonds qui leur sont confiés. Il importe d’obvier à ces graves abus, en encourageant les associations charitables libres, et en leur conférant facilement la personnalité civile.

La charité ne saurait subir de monopole. Quiconque veut être charitable a le droit de choisir le distributeur de ses aumônes. Si telle institution inspire confiance à un généreux citoyen, il doit être libre de remettre à cette institution le soin d’exécuter ses volontés, d’assurer le sort de ses fondations. Aussi convient-il de reconnaître à toutes les personnalités morales, telles que communes, fabriques, diocèses, cures, etc., la faculté de recevoir et d’exécuter toutes libéralités destinées à soulager la misère.

La liberté absolue de la charité est la garantie de son développement. Or, plus la charité privée contribuera à l’assistance publique, plus à ce point de vue les charges de l’Etat seront diminuées, et la paix sociale sera garantie.

Le service des hôpitaux exige au suprême degré un dévouement attentif et discret, une austérité de toutes les heures, une abnégation sans limites. Confier ce service à des infirmières laïques, agitées par d’autres soucis que celui des malheureux et des souffrants qu’elles doivent soigner et consoler, à des infirmières laïques toujours rétribuées plus chèrement que les humbles religieuses qu’elles remplacent, à des infirmières laïques exposées à propager dans leurs familles le germe des maladies contagieuses au milieu desquelles elles vivent, et par là même à empoisonner le public, c’est placer l’esprit de secte au-dessus de l’intérêt des malades et des pauvres, c’est vouloir dilapider nos finances nationales, c’est compromettre à plaisir la salubrité publique. La laïcisation des hôpitaux est une mesure coupable; il faut définitivement l’abandonner.

Enfin, il est nécessaire de rappeler que la plus sainte de toutes les libertés est celle de la conscience chrétienne en face de la mort. Le droit pour le ministre du culte d’approcher sans obstacles du chevet du mourant, et de remplir tous les devoirs de son ministère, sans être assujetti à des formalités odieuses dirigées moins contre lui que contre le malheureux près d’expirer, ne saurait être assez hautement affirmé, ni assez énergiquement revendiqué.

Ces réflexions ont conduit la première commission à proposer à l’Assemblée les vœux suivants :

  1. Que l’Etat protège les institutions de bienfaisance, sans les absorber; — qu’il encourage l’initiative privée, les générosités individuelles, et s’abstienne, sous prétexte de soulager indéfiniment toutes les misères sociales, de puiser outre mesure dans la bourse des contribuables ;
  2. Que jamais les conditions apposées, par un donateur, à ses dispositions ne puissent être méconnues, si elles ne portent atteinte ni à l’ordre public, ni aux bonnes mœurs ;
  3. Que la distribution des secours ne soit pas confiée à des mercenaires ;
  4. Que les associations charitables libres puissent, sans difficulté, conquérir la personnalité civile ;
  5. Que toutes les personnes morales aient capacité pour recevoir et exécuter les libéralités destinées au soulagement des malheureux ;
  6. Que le service des hôpitaux soit confié de préférence aux sœurs infirmières, et que le maintien ou le rétablissement des aumôniers dans les hôpitaux assure à la conscience des malades une pleine liberté.

II. La Famille et les Mœurs

L’esprit de famille est aujourd’hui en pleine décadence. Tous les esprits sérieux le reconnaissent, et sont vivement préoccupés de la diminution croissante du nombre des naissances par rapport à celui des décès. C’est le problème de la dépopulation posé avec une évidence douloureuse.[2] L’irréligion, l’affaiblissement de l’autorité paternelle sont les causes principales de cette décadence. La législation successorale entrave, par des partages obligatoires dispendieux, la conservation du foyer et tend à briser les traditions de la famille. Elle mérite d’être révisée prudemment dans un sens favorable à la liberté du testateur. Notamment, il semble souverainement contraire au droit du père et à l’intérêt de la famille de contraindre les parents, qui, de leur vivant, distribuent leurs biens à leurs enfants, de faire entrer dans chaque lot une égale quantité de meubles, d’immeubles, de droits et de créances.

Dans les successions ab intestat, la situation faite, par les lois, au conjoint survivant est dérisoire. Une loi réparant, sur ce point, l’injustice du Code civil est en préparation au Parlement : il importe qu’elle soit au plus tôt votée et promulguée.

La loi rétablissant le divorce tend au plus haut degré à désorganiser la famille. L’indissolubilité du mariage est nécessaire à sa dignité, en même temps qu’elle assure le maintien des bonnes mœurs et de la paix sociale.

Ces réflexions ont amené votre commission à penser que, sans entrer dans le détail des nombreuses réformes qu’appellent nos lois, si nous voulons relever l’autorité paternelle, garantir la stabilité de la famille, et arrêter la dépravation des mœurs, il est particulièrement urgent :

  1. De modifier l’article 1076 du Code civil dans le sens de la liberté pour le père de partager ses biens entre ses enfants sans tenir compte de la nature de ces biens ;
  2. De manifester, par une certaine extension de la quotité disponible, une plus grande confiance au père de famille, au point de vue de la disposition de son patrimoine ;
  3. De voter, au plus tôt, le projet de loi ayant pour objet de conférer, en cas de succession ab intestat, un droit d’usufruit au conjoint survivant ;
  4. D’abroger, sans délai, la loi antichrétienne et antisociale du divorce.

III. Enseignement

Le sort de la famille et des mœurs est intimement lié à la question essentielle de l’enseignement. Si l’enseignement élève l’âme et développe l’intelligence, en faisant pénétrer dans les esprits la crainte de Dieu et le respect de la loi morale, la famille conserve l’honneur, et les mœurs restent pures. Mais si, au contraire, par une neutralité menteuse, l’enseignement abaisse les caractères et corrompt les cœurs en les tenant éloignés de la suprême sagesse, la famille se désagrège, et les mœurs s’altèrent sous l’influence inévitable de toutes les passions mauvaises. L’enseignement laïque, pris dans le sens de l’école sans Dieu, mérite donc une énergique réprobation.

Le devoir de l’éducation vis-à-vis de l’enfant incombe au père de famille. C’est lui qui sera responsable devant Dieu, devant la loi et devant la société de cette éducation. C’est donc à lui qu’il appartient de choisir l’instituteur qui le suppléera dans l’accomplissement de ce devoir. De cette idée découle le principe de la liberté de l’enseignement à tous les degrés, car le père n’est plus libre dans son choix, s’il n’est pas permis à tout instituteur honnête et capable de s’offrir à lui.

Aujourd’hui, la liberté de l’enseignement continue à être proclamée comme une réalité ; mais, diverses lois récentes l’ont tellement réduite, qu’elle n’est presque plus qu’une apparence. Il importe que cette liberté soit sincèrement restaurée.

Au point de vue plus spécial de renseignement primaire, l’obligation morale du père ne doit pas être sanctionnée par une pénalité. Un père ne peut jamais être contraint à livrer son enfant à un instituteur qui n’a pas sa confiance. Or, il peut arriver fréquemment, surtout dans les communes rurales, que le père de famille, incapable d’instruire lui-même son enfant, soit dans l’impossibilité de le remettre à un instituteur voisin. Obliger, dans ce cas, le père à conduire son enfant dans une école dont l’esprit et la direction froissent sa conscience, c’est empiéter sur un droit inviolable, c’est attenter à la liberté sans amoindrir la responsabilité, c’est exercer vis-à-vis de cet homme la plus odieuse tyrannie.

La gratuité absolue de l’enseignement primaire, telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée, est un désordre et une injustice. Si bien, en effet, il est excellent de pourvoir sur les deniers publics, en l’absence de fondations particulières, à l’éducation des enfants dont les parents ne peuvent pas fournir la rétribution scolaire, il est contraire à l’ordre et à la bonne administration financière du pays de faire supporter par les contribuables les frais de l’éducation des enfants dont les familles sont dans l’aisance. C’est d’ailleurs une injustice, car l’impôt ne peut être prélevé que pour les services nécessaires, et rien n’est moins nécessaire que de dispenser les parents riches de pourvoir pécuniairement à l’éducation de leurs enfants. La gratuité scolaire actuelle est encore une injustice, en ce sens que l’Etat, au lieu de respecter la liberté des pauvres, et de leur laisser, par la remise de bons de gratuité, la faculté de faire élever leurs enfants où bon leur semble, crée des écoles officielles gratuites avec les deniers publics, et ainsi condamne les citoyens qu’elles ne satisfont pas à fonder des écoles libres, et à contribuer, par un double paiement, à l’enseignement populaire.

L’enseignement laïque, s’il n’implique aucune exclusion vis-à-vis des instituteurs non laïques, ne saurait être l’objet d’aucune critique. La Commission est heureuse de rendre hommage aux nombreux instituteurs laïques, qui, comprenant la dignité de leurs fonctions, s’attirent l’estime et le respect de tous par leur application et leur dévouement. Mais la législation contemporaine ne permet malheureusement pas cette illusion. Les mots « enseignement laïque » sont comme un cri de guerre contre ces innombrables congrégations enseignantes, qui ont conquis, depuis des siècles, et justifient de plus en plus la confiance et l’affection du peuple par leur intelligence, leur zèle, la perfection de leurs méthodes et leur admirable abnégation. Instituteurs laïques, instituteurs congréganistes ont des droits égaux : la législation française doit les traiter avec une égale faveur.

En définitive, les pères de famille sont les juges, et quand un Conseil municipal, qui, dans cette circonstance, doit être assisté des parents intéressés, a choisi librement l’instituteur à qui sera confiée la direction de l’école communale, il ne saurait appartenir aux agents de l’Etat de modifier cette décision. Les Communes, au surplus, ne devraient jamais être contraintes de fonder des écoles communales, quand il existe sur leur territoire des écoles libres qu’elles estiment suffisantes et conformes aux vœux de la population.

Enfin, la liberté de l’enseignement comporte, comme conséquence inéluctable, la liberté des congrégations enseignantes. Elles doivent pouvoir se former, vivre et se développer sans obstacles, dès l’instant qu’elles ne contreviennent à aucune règle de droit commun. Et si leur enseignement attire un grand nombre d’élèves, elles doivent être d’autant plus favorisées ou au moins respectées, que leur succès est fondé sur le suffrage des citoyens, lequel n’est jamais plus intelligent, plus indépendant, que lorsqu’il dispose de l’avenir des enfants.

Les vœux, soumis à l’Assemblée par la première Commission, en ce qui concerne l’Enseignement, sont donc :

  1. Que la liberté d’enseignement, à tous les degrés, soit loyalement consacrée par une refonte de notre législation scolaire ;
  2. Que l’enseignement des devoirs envers Dieu soit inscrit dans tous les programmes officiels d’éducation ;
  3. Que l’obligation morale du père de famille d’élever ses enfants ne soit l’objet d’aucune sanction pénale;
  4. Que la gratuité scolaire ne soit accordée qu’aux enfants du pauvre et soit organisée de manière que le père de famille pauvre ait, à l’égal du riche, le choix de l’école ;
  5. Que les instituteurs congréganistes et les instituteurs laïques soient traités par la loi avec une égale faveur ;
  6. Que les conseils municipaux, avec le concours des pères de famille intéressés, aient le droit de choisir les directeurs des écoles communales ;
  7. Que les Communes ne soient pas obligées de créer des écoles quand elles reconnaissent que leurs écoles libres répondent aux besoins et aux vœux de la population ;
  8. Enfin, que la liberté des congrégations enseignantes soit affirmée et respectée.
Signature de Pierre Paul Henri Dominique Boyer de Bouillane (1848-1908)

Ces trois rapports, sur des questions dont l’actualité et la haute importance ne sauraient échapper à personne et qui sont, en ce moment, l’objet de si légitimes préoccupations, sont présentés, par M. Boyer de Bouillane, avec une netteté, une précision et une éloquence véritablement saisissantes.

Au milieu d’applaudissements unanimes et répétés, l’Assemblée adopte successivement chacun des vœux soumis à son approbation, par l’éminent rapporteur de la 1ère Commission, sur :

  • L’Assistance publique ;
  • La Famille et les Mœurs ;
  • L’Enseignement.

M. le Président donne ensuite la parole à M. le Colonel marquis de La-Tour-du-Pin Chambly La Charce, rapporteur de la 2e Commission, en ce qui concerne les Pouvoirs publics.

Huile sur toile de Alexandre Debelle (1805-1897) : Assemblée des trois ordres du Dauphiné reçus au château de Vizille par Claude Perier, le 21 juillet 1788. Le personnage central représente la délégation des 15 Bouillanne et des 29 Richaud présents à la Réunion des états généraux, c’est-à-dire les Fils de l’Ours, la plus ancienne noblesse du Dauphiné.

RÉFÉRENCES :
  1. Compte-rendu & procès-verbaux : « Assemblée commémorative réunie à Romans les 10 et 11 novembre 1888 pour le centenaire de l’Assemblée générale des trois-ordres de la province de Dauphiné tenue à Romans en 1788 ». Imprimerie Valentinoise, Valence 1889, pp. 78-87.
  2. Cette décroissance tient à plusieurs causes, mais la principale est, sans aucun doute, la stérilité volontaire dans les ménages : fait incontestable, puisqu’en 1887, nous ne relevons que 6.800 ménages qui aient eu un enfant, chiffre excessivement faible pour une population de 314.615 âmes. Tous les renseignements constatent ce fait si regrettable de la stérilité volontaire. N’est-ce pas là un indice frappant d’une grande décadence dans l’esprit de famille ? Cette décadence est unanimement affirmée dans toutes les réponses à nos questionnaires et nous ajoutons qu’elle est connexe à la diminution du respect du Décalogue dans les masses. (Observations de M. le Vte Antonin d’Indy, à l’appui d’un Projet de Vœux relatifs aux mœurs et à la famille).
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